Black hole
En réponse à cet article dans le Monde, j’aimerai expliquer à Nora, Hakim ou Lucie pourquoi la première année de médecine n’est que le prélude à un processus dégénératif dans la vie d’un carabin. C’est vrai que la P1 est un « gâchis humain » et les chiffres de Lille sont effarants. Mais la vie n’est-elle pas un gâchis tout court ?
Voici donc quelques remarques sur nos études et la profession à laquelle on se destine mais que l’on ne connaît pas du tout, et toujours pas même après un septennat dans les couloirs d’un hôpital.
En effet, la médecine et les études sont dures, difficiles, envahissantes et elles imposent un sacrifice quotidien, pluriannuel, identique au programme électoral d’un député qui se ment à lui-même en jetant des promesses qu’il sait d’avance ne pouvoir tenir.
Malheureusement, la première année n’est pas la seule qui demande du dévouement et entendre déjà à cet âge un renoncement face au travail prévaut bien de la future réussite universitaire dans ce cursus…
L’abnégation que demande ces études, ce métier est conditionnée à vie, comme la surveillance d’une néoplasie ORL chez un éthylo-tabagique, à la simple différence que ce dernier décèdera bien avant que l’on est atteint l’âge de la retraite.
La médecine est donc une gangrène sournoise, une sclérose diffuse et silencieuse qui fibrose tout sur son passage, anéantissant des rêves de lycéen, croyant en la toute-puissance de l’intellect.
Croire au bonheur assuré, à la vie simple et sans encombre une fois le concours en poche est une douce utopie. Car il reste au moins cinq années à boucler et le découragement revient vite à la charge…
Une fois engagé sur la voie, le cercle vicieux s’abat sur le carabin comme le fouet du bourreau sur le dos d’un hérétique. Sans s’en rendre compte. Avec plaisir même. Le corporatisme, l’esprit carabin flattent notre ego. On s’exclut facilement de ses amis du lycée, de sa famille, de ses passions. Car on va être médecin. Mais je ne suis pas le seul fautif. Les autres aussi nous considèrent différemment. On a peu de temps libre, on s’excuse au départ, on se justifie puis on nous oublie.
Notre système d’études longues et éprouvantes avec stage hospitalier le matin, gardes de nuit et de week-end, cours les après-midi, examens en dehors du calendrier universitaire, congés de salariés nous éloigne de la réalité. J’aimerais vivre comme un jeune de moins de 26 ans préoccupé par le CPE ou les 35 heures hebdomadaires mais cela me dépasse. Je ne me retrouve pas dans ce discours où la seule valeur que l’on ne prône pas est le travail.
Je passe déjà 30 heures par semaine dans un service, au moins le même temps à ingurgiter des cours, sans compter le mi-temps d’infirmier de nuit, obligatoirement nécessaire pour survivre quand Papa & Maman ne peuvent aider à financer l’indispensable voiture et les dépenses associées, la mutuelle, le téléphone, Internet, l’achat des livres…
Ces études t’éloignent donc de tes rêves. Tu oublies le quotidien. Tu te rappelles que l’avant-dernier ciné que tu t’es accordé est Tanguy il y a déjà 5 ans. La dernière visite chez les grands-parents date du premier trimestre 2005. Et je ne connais toujours pas le bel appartement de mon frère avec vue sur le lac de Genève…
Car tu étudies trop, tu bachotes ton prochain concours et tu omets le primum movens de la médecine : les autres, les patients. En fait, je ne connais rien de mon futur métier. Je n’apprends que par des cours, des feuilles de papier A4 multicolores fluorées intensément au Stabylo. Ma chambre est tapissée de fiches cartonnées et de post-it m’interdisant d’oublier un test par ci, une valeur par là ou des moyens mnémotechniques. Je suis donc comme un énarque du gouvernement, méprisant la France d’en bas, ne comprenant ni le peuple, ni moi-même. Tu te sacrifies tant depuis si longtemps. Et tu es déçu, surpris, énervé lorsque tu entends ici et là au self, dans le tram, à la piscine des remarques sur la nullité d’un confrère et la prouesse de charlatans, qui écoutent et parlent plus à leurs patients car ils en ont le temps et que l’on n’a pas réduit à néant leurs objectifs.
Quand on me demande actuellement ce que j’aime dans la médecine, je ne sais quoi répondre. Et souvent, je commence par énumérer ce que je n’aime pas ou plus. Et la liste est longue, extraordinairement interminable. Je n’ai ni l'envie, ni le temps d’écouter, prendre de précieuses minutes pour réconforter amis, patients, famille.
Et quand tu analyses ta situation, tu te rends compte de la réalité effective de ton état : tu n’y peux rien. Le gâchis s’est chronicisé… Je vais devenir un petit praticien merdeux, égoïste, hypocrite, aigri et bouffé par l’idée des sacrifices qu’il a tant concédés.
J’aurai dû arrêter avant. Mais pour faire quoi ?