Brèves de réa
Ce qui est intéressant quand on réussi l’Internat, c’est la position que nous accorde alors les autres médecins. On est presque érigé en héros, sur un piédestal. On prend confiance en soi, on se sent le Maître du monde, le caïd de la médecine, le Roi de la réanimation.
Et, malgré cette étrange sensation de vivre comme sur un nuage de bonheur, on revient vite à la réalité, replongeant dans ce qui me semble le fondamental de notre métier. L’humilité face aux patients et à la Vie.
Quand mon interne et le médecin du service tentent de réanimer un arrêt cardiaque chez un jeune homme marbré des cinq extrémités (j’ai bien dit cinq, car la nécrose cutanée par vasoconstriction périphérique ne touche pas que les membres) qui vient juste d’être admis via les Urgences – et j'ai enfin compris ce que masser à en rompre les côtes voulait dire -, les quatre autres malades de mon unité sont à ma charge, le temps d’une matinée. Le temps aussi de me rendre compte que briller aux examens ne signifie pas forcément devenir un bon interne. Car les livres ne nous apprennent pas tout. Et j’ai été vite démuni, mes connaissances basiques rapidement dépassées par les ionogrammes à interpréter, les bilans à prescrire, les programmes de perfusion à préparer, les antibiotiques à manager, les amines vasopressives à gérer. J’ai même laissé de coté la ventilation et la sédation...
Les deux premières chambres étaient occupées par des éthyliques. Le premier est chronique, n’a même pas quarante ans, et le gastro-entérologue ne lui donne pas deux ans. Encore faut-il qu’il se sorte de la situation actuelle et au vu de ses résultats de biologie hépatique, son avenir est bien trouble.
Le deuxième est stupide. Immature. Irresponsable. "Jeune et con" comme dirait Saez. Marié, père d’une petite fille, ouvrier. Il sort de discothèque la semaine dernière. Rond comme une queue de pelle. Saoul comme toute la Pologne. Et décide de prendre le volant, en dépit de sa suspension actuelle pour conduite en état d’ivresse. Evidemment, au premier virage, il ne peut éviter l’accident et la sortie de route. Bilan : fracture de C2. En attente de neurochirurgie.
Cela fait trois semaines que mon troisième patient est dans nos murs. Traumatisme crânien grave après une chute sur l’autoroute en moto. A grande vitesse. Contusion cérébrale. Hémorragie méningée. Atteinte de la formation réticulée activatrice ascendante initialement, le centre de la conscience, de l’éveil. Mais la magie de la médecine et de l’être humain s’est produit. Depuis la décision de stopper la sédation, il se réveille petit à petit, fait des progrès fulgurant de jour en jour. Il s’essaie même à quelques plaisanteries, qui laissent plutôt croire à une lésion de son lobe frontal. Je me bats un peu avec son bilan phosphocalcique et lui rajoute un cocktail multivitaminé dans son programme. Car la médecine est un peu un livre de recette dont nous sommes les cuisiniers. Je ne suis pas encore Grand Chef.
Se pose aussi la question de son alimentation. Quid de ses capacités de déglutition ? Posons donc directement la question à la kiné. Mais elle m’effraie. Grande femme élancée. Blonde blé des champs. Poitrine plantureuse. Un look de Suédoise. Un caractère bien trempé. Un accent qui trahit ses origines parisiennes. Tout ce qui m’impressionnerait si j’étais un homme qui aime les femmes. Je tente donc une approche toute en douceur, pour ne pas recevoir les foudres de ses réflexions acerbes. Tête penchée sur le côté à la George Clooney, regard sombre et sérieux, sourire en coin, stylo à la main, et doigts qui touchent délicatement mon manubrium sternal à la recherche des poils que je ne trouve pas. Le résultat est efficace et inespéré. Pas de remarques désobligeantes. Des conseils avisés. Il mangera mixé. Et je crois que mon charme agit plus sur les femmes que sur ceux sur lesquels je jette mon dévolu. Dommage...
Et il faut enfin que je m’occupe de mon dernier patient. Une entrée. Le diagnostic est rapide à trouver. Ce jeune homme diabétique présente une gastro-entérite depuis deux jours. Se voyant vomir et ne pouvant rien avaler, il tente son traitement miracle : arrêt de l’insulinothérapie, arrêt de l’alimentation normale et hydratation par du cola (mais Light !). Son pancréas ne l’a pas suivi sur ce coup. Glycémie à 80 mmol/L. Corps cétoniques dans les urines. Coma acidocétosique.
Un classique des dossiers. Le bilan sort facilement de mes casiers neuronaux. Le traitement est plus difficile. Pas sur les molécules mais sur les posologies. Je demande donc à l’infirmière qui me surveille, tel un charognard à l'affut de mon passage de vis à trépas, le protocole du service pour l’insulinothérapie intraveineuse (car je suis presque sûr qu’il en existe un, c’est tellement plus simple de faire confiance à un processus validé et écrit qu’à la mémoire vacillante et farfelue de chaque réanimateur). Sa réponse fait mal. Cinglante. Blessante. "Tu devrais le savoir. Tu es le médecin. Je ne suis qu’in infirmière."
Bienvenue dans le monde impitoyable de l’hôpital, où chacun oeuvre pour le bien-être de nos patients...