E. comme Espoir ?
Premier patient dont je me suis totalement occupé lors de mon stage en maladies infectieuses.
La première rencontre, réputée déterminante, s’est pourtant assez mal passée.
On m’annonce un patient difficile, colérique, un brin asocial…
Mais je découvre le pire en franchissant le seuil de sa chambre. Son hygiène est déplorable, son corps est un atlas de dermatologie à lui tout seul, associant érysipèle, lymphangite, dermite séborrhéique, psoriasis généralisé et impétiginisation. Le pire est qu’il ne cesse de se gratter, de s’excorier, si bien que les croûtes s’amoncellent autour de son lit tels les remparts d’un château-fort…
Je sens bien que le combat n’est pas gagné d’avance. La clochardisation et l’incurie qui définissent ce patient d’origine suisse, dont les expressions et l’accent ont vite fait de me charmer, ne sont que la conséquence de l’annonce de sa maladie, ce SIDA découvert de façon fortuite il y a dix ans. Cette infection qu’il refuse de soigner : manque d’observance dans sa trithérapie, absence de soins corporels pour tenter de diminuer son psoriasis et d’empêcher une énième récidive de ses infections dermiques, refus de tout traitement pour améliorer sa numération plaquettaire qui pourrait effrayer le petit externe que je suis.
Le point positif avec les patients séropositifs hospitalisés dans ce service est que je suis sûr de m’occuper de lui au long cours, de tenter d’établir une relation de confiance, de montrer que nous sommes là pour l’aider, l’accompagner, l’éduquer…
Au bout du quart d’heure d’observation, la relation est posée, même si je me rends bien compte que rien n’est gagné, que tout est instable et qu’une réflexion indélicate de ma part peut tout faire exploser.
Le lendemain, je souhaite le revoir pour renforcer notre colloque singulier. Je ne le reconnais pas : sa longue chevelure d’asocial laisse place un crâne rasé. Il a suivi mes conseils d’hygiène, s’est coupé la barbe. Le podologue a fait des miracles et l’assistante sociale a réussi à lui trouver des chaussettes et baskets pour qu’il évite de se promener pieds nus dans les couloirs. Il m’explique ensuite, facilement, en détails les raisons de sa descente aux enfers, sa vie de bohème, l’absence de travail stable, de relations sérieuses, les filles d’un soir, les essais de drogues durs…
Il me raconte pourquoi il est arrivé dans notre région, pour fuir, oublier son pays, ses amis, ses proches… Il reste un brin pessimiste quant à son avenir. Sa maison n’est que ruine, sans fenêtre, le toit venant juste d’être terminé cet hiver. Son chien a sa propre chambre mais confond encore les toilettes avec son lit…
L’annonce de ses deux lymphocytes qui se cachent dans son sang reste un choc car il se rend compte, enfin, que sa situation est grave et qu’il doit réagir, prendre à bras le corps, sa maladie pour la combattre puis vivre avec.
Dans le bilan initial, un fond d’œil est demandé, à la recherche d’une rétinite à CMV, d’un nodule de Bouchut (tuberculose ?) ou d’autres infection opportunistes inhérentes à son immunodépression cellulaire. Mais le matin de sa consultation avec l’ophtalmologue, l‘infirmière m’appelle car E. refuse de s’y rendre. Il est intransigeant, il a « les boules », n’aime pas que l’on dicte sa vie, que l’on lui impose un rythme dans sa journée. Après un café pris dans le salon, une cigarette lentement grillée – la première que j’autorise en ma présence – et le défoulement de ses affects, de son angoisse face aux conclusions du spécialiste, de la peur de son avenir, je le convins de s’y rendre, pour son bien, pour me faire plaisir. Et il s‘exécute, « parce que c’est moi »…
Il repartira deux mois plus tard après que l’assistante sociale ait effectué un travail de sape, réussissant brillamment à rendre ce patient décent.
Il me promet de prendre consciencieusement son traitement antirétroviral, son Psoralène et Soriatane et les traitements préventifs des infections opportunistes. J’arrive même à lui trouver un dermatologue proche de chez lui pour prendre en charge sa condylomatose préputiale qui le gène énormément et l’empêche de mener une sexualité satisfaisante. En espérant qu’il aille mieux… Jusqu’à une inéluctable prochaine fois….